Faire son deuil - Extrait du livre Le Voile Noir, Anny DUPEREY
Posté par ressources-formation, le Jeudi 05 septembre 2002 @ 21:23:59
(Lu 13134 fois)
|
|
ressources-formation écrit
"
J'ai un très cher et vieil ami - disons un ami de longue date
car je devine l'oeil qu'il fera, se reconnaissant, si j'écris « un très
vieil ami »... Orphelin lui aussi, non par le malÂheur d'une petite histoire
domestique, mais par celui de la grande Histoire, celle de la dernière guerre
mondiale et des horreurs du nazisme, il suit depuis longtemps, et paternelleÂment,
car il a de l'avance sur moi dans l'état d'orphelin, l'évolution de ma douleur.
Nous nous voyons rarement et ne nous oublions jamais. Qu'il
soit près ou loin, que les mois ou les années passent, il est là . La main amicale
et l'écoute ne me font jamais défaut. Même de loin, même sans paroles, il est
là . Et de temps en temps, comme par hasard - mais il n'est pas
de hasards dans une amitié comme celle-ci - juste au moment où il faut, où j'ai
besoin de lui, me parvient un petit signe - « Où en es-tu ? » Il y a plus de vingt ans (amis de très longue date, oui...),
je lui disais en riant que lui le Juif et moi la Normande avions un point commun:
nos parents étaient tous les quatre morts par le gaz... Je trouvais ma plaisanterie très drôle, et mon ami avait charitablement
laissé échapper un rire, un rire coupé court comme un sanglot. C'était au temps où je me défendais encore de souffrir par
une ironie agressive et amère. Et il ne m'était pas encore apparu que si l'humour
est précieux, il faut aussi savoir le perdre sous peine de voir cette qualité
devenir une sale manie. J'ai peu a peu cessé de pratiquer cet humour grinçant a propos
de leur mort, quoique parfois des bouffées me reviennent, comme des accès de
jeunesse... Quelque dix ans plus tard, à l'époque où m'avait saisie une
passion - que je croyais innocente - pour la photograÂphie et où je développais
pendant des heures mes oeuvres noires et blanches dans ma salle de bains transformée
en laboratoire, il m'apporta, précautionneusement enveloppé, un négatif. Un seul négatif, ô combien précieux pour lui... Quelqu'un de sa famille venait de découvrir l'unique trace
du visage de ses parents disparus dans les camps de concentration. Nous avons sorti de son enveloppe le petit bout de gélaÂtine
encore non lisible, puis nous avons opéré dans la pudique pénombre de la lampe
rouge, et penchés sur le bac de révélateur, sur le petit bout de papier impressionné
mais encore blanc flottant dans le liquide, nous avons guetté en silence la
lente apparition des deux visages... Quand j'étais adolescente, au cours d'une réunion de famille
où l'on avait décidé de regarder de vieux films tourÂnés par mon grand-père,
je vis mes parents tout jeunes, bougeant et riant sur une image muette. Je ne
savais pas que j'allais les voir. Le choc, pour moi, prend la forme d'un froid qui coule dans
les veines, la sensation qu'on ressent dans une anesÂthésie avant de sombrer.
Mais on ne sombre pas. On garde la face, on parle, on cache, on bouge « normalement ».
On met des mois à s'en remettre. La photo développée entre ses mains, je regardais mon ami
pleurer sur le visage de ses parents, leurs visages non pas rendus mais cruellement
inaccessibles, fixés et perdus à jamais. Les négatifs de mon père étaient encore dans le tiroir de
la commode-sarcophage. Je n'avais rien sorti, rien remué. Il n'était pas encore
temps. Je le regardais
pleurer et moi je ne pleurais pas encore. Il en était là où j'en suis maintenant. Et puis les années, et la vie, l'un et
l'autre ici ou ailleurs, et l'amitié là . Un dîner annuel, un petit signe - «Ça
va ? » «Ça va...» L'été dernier, quelque temps solitaire
pour attaquer ce livre, j'en cherchais à l'aveuglette le sens, la finalité.
Après quelques jours d'étouffante impuissance, je ressentis le besoin de l'appeler. Je me levais de ma chaise pour ce faire
quand le téléÂphone sonna. C'était lui. Nous ne nous étions pas parlé depuis au
moins six mois... Oh! comme des instants comme ceux-là sont inoubliables, des
pluies de printemps, des aubes fraîches, un éclair de lumière dans nos solitudes
intérieures! Il me parla de lui, d'où il en était, lui,
dans cette longue, si longue bagarre avec les morts. Puis il me cita une expression, une expression
connue, quelques simples mots dont il venait non pas de découvrir mais de ressentir
le sens: Faire son deuil. Faire son deuil... J'entendis les mots. Je ne les découvrais
pas non plus, bien sûr, et j'étais bien loin - oh! bien loin encore - de les
resÂsentir, comme lui, mais je les entendis pour la première fois. Il m'avait dit ce qu'il fallait que j'entende,
précisément au moment où j'en avais besoin. Et puis il ajouta que, cinquante ans après
leur mort, il pouvait - pas depuis longtemps me précisa-t-il, à peine cinq ou
six mois -, il pouvait a présent parler de ses parents sans pleurer... De nouveau dans le silence jusqu'au prochain
signe de fraternité, je méditais les mots. Faire son deuil. Accepter... Puis je repensai à ses dernières paroles,
à la fois éclairée et passablement écrasée. Cinquante ans pour parler d'eux sans pleurer...
Alors quoi? Encore vingt ans pour moi? Faire son deuil... Je ne sais
pas ce que ça veut dire. Pas encore. Peut-être jamais ? Je sais bien
qu'il ne s'agit pas de renier les morts, ni même de ne plus les regretter, mais
se souvenir autrement, porter en soi une douleur pacifiée. Faire la paix
avec la mort. Pour le moment
je rage contre ma souffrance et elle m'est précieuse, infiniment. A l'idée de
faire mon deuil me vient une révolte qui me pousse au contraire à la cultiver,
comme on porte et réchauffe une perle de peur de la voir se ternir, et mourir. Mon regret
n'est-il pas le complément, depuis si longÂtemps, de mon désir de vivre? Douleur
et force sont conjointes et se nourrissent l'une de l'autre - ne perdrai-je
pas celle-ci en laissant s'émousser celle-là ? Qu'adviendra-t-il après,
mon regret assagi, ma douleur mûrie, pacifiée, quand la vie à vivre ne sera
plus son exact opposé? Faire la paix... Ai-je pris
un si mauvais chemin pour y parvenir? Après avoir
si longtemps refusé de souffrir, mes défenses s amenuisent, tombent les unes
après les autres, et plus je m'ouvre plus je ressens vivace la douleur qui me
vint d'EUX, comme si elle attendait, tapie en moi, que je la reconnaisse pour
prendre tout son pouvoir. Elle est là ,
de plus en plus sensible, de plus en plus préÂsente. Ça ne va pas en s'arrangeant... Comment faire
pour l'apprivoiser? La tuer? Je pense Ã
ces petits vieux qui, a la fin de leur vie, ressasÂsent leurs chagrins anciens,
sourds à toute consolation, comme si les morts les hantaient de plus en plus.
Et si la vie n'a pas été trop mauvaise avec eux par la suite, l'on s’étonne
- «Mais qu'est-ce que tu as? Arrête de pleurer, voyons, c'est Noël... On est
là , on t'aime bien, on t'a apporté un châle, des chocolats, tu as tes petits-enfants
autour de toi... Oublie tes malheurs, la vie est là qui continue, arrête de
pleurer...» On peut dire
ce qu'on veut, pour certains les morts sont plus forts que les petits-enfants. Est-ce cela
qui me guette si je vis jusque-là sans faire mon deuil? Il faudrait
grandir avant. Il faudrait... Mais je rêve
tellement d'EUX, encore. Comment faire
pour qu'ils deviennent enfin des morts «normaux»? Comment faire pour ne plus
penser que cette mort à trente ans, cette mort si bête alors que ma soeur et
moi avions tant besoin d'eux, n'était pas une épouvantable et révoltante erreur? Comment faire
pour accepter que cela ait PU être, adÂmettre une mort à laquelle ils n'ont
pas cru eux-mêmes? Mes deux beaux endormis, glissant dans le sommeil, n'ont-ils
pas songé qu'ils allaient simplement s'assoupir un moment avant de se relever... Je ne leur
ai pas dédié ce livre car la première page qui m'est venue était une page de
colère, une terrible colère sous les airs policés de mes mots, contre leur abandon. Puis j'écrivis
à propos de leur enterrement qu'il fallait qu'ils deviennent « de vrais morts
qu'on met dans la terre et qu'on ne voit plus ». Mais ne plus
les voir n'a pas suffi. Car je n'ai
pas arrêté depuis de me battre contre cette mort, de crier en silence après
eux, de les garder en moi, staÂtufiés dans mon regret. Il faudrait
a présent - et cette seule pensée m'arrache le coeur - qu'ils deviennent de
« vrais morts qu'on n'APPELLE plus». Ils m'ont quittée, il faudrait maintenant
que je les laisse partir de moi, décider que cette manière de vivre avec deux
morts en filigrane entre moi et toute chose a fait son temps. Il faudrait
arrêter de se battre, faire la paix. Grandir. Et je ne peux
pas. Je ne veux pas... Je ne veux pas tuer mon regret. Pour moi qui n'ai conservé aucun souvenir d'eux
vivants, n'est-il pas la seule preuve tangible, physique, qu'ils ont existé
un jour. N'est-il pas EUX EN MOI ? Et je tiens
là ma seule croyance. Et ma peur.
Ma terrible peur... J'ai la conviction,
la conviction puissante, profondément ancrée en moi, noeud de rua vie, que mon
regret intact, si enfantin, vous tient liés à moi, VOUS quelque part. Il vous
tient liés à moi, Vous, esprits peut-être torturés encore d'avoir laissé seuls
vos enfants. Mon regret vous force à vous occuper de moi. De qui tiendrais-je
toutes ces chances qui m'échoient régulièrement depuis que vous êtes morts,
sinon de vous? Longtemps je
me demandai pourquoi j'étais si fermée à la croyance en un Dieu quelconque,
à la foi en une entité plus forte que l'humain, secourable. Comment aurais-je
pu croire en un Dieu - un Dieu qui de surcroît aurait permis que vous soyez
arrachés à moi, entre autres horreurs dans le monde - puisque vous êtes mes
au-delà de l'humain ? Vous êtes mes Dieux. Mes Dieux à moi. Et je n'ai
de foi qu'en vous. Alors ne plus
vous appeler? Laisser grandir
en moi cette petite fille de neuf ans qui crie vers vous ? J'ai tellement
peur... Peur, si
je fais mon deuil de votre mort, que vous vous éloigniez de moi, esprits
enfin tranquilles - elle est grande, maintenant, elle n'a plus besoin de nous,
laissons-la et alÂlons nous reposer enfin, éternellement...-, que vous m'abanÂdonniez
encore une fois, seule dans le grand monde sans vous, à me débrouiller toute
seule, encore plus seule que dans cette blanche et silencieuse salle de bains,
ce matin de mes huit ans où vous étiez par terre à mes pieds. Vous laisser partir de moi... J'en hurle
intérieurement de froid et de solitude. Je ne veux pas. Je veux vous retenir. Je ne veux
pas grandir... Et pourtant
il le faut. Il faut faire mon deuil - n'est-ce pas, mon cher et vieil ami ? Alors vite,
vite. Dire mon regret intact, chambre close de chagrin d'enfant pétrifié, déjÃ
de grands courants, pensées mouvantes, s'y engouffrent et font tout bouger... Mon regret
fidèle. Je ne veux
pas qu'il s'estompe, c'est une telle compaÂgnie... Parfois l'on
s'étonne que je puisse passer quelques jours tout à fait solitaire dans un endroit
isolé, sans angoisse, sans ennui. Je ne m'ennuie
jamais avec mon regret. Comment sentir le vide, si pleine d'EUX? Et moi la première,
je m'étonnai souvent de ne jamais éprouver le besoin de meubler le silence par
de la musique. Je n'ai pas
besoin de musique. Mon regret chante en moi, bourdonne à mes oreilles, m'emplit
la tête, mélopée si douÂcement obsédante que toute musique alors est en trop. Il n'est pas
de silence, pas de solitude avec un regret pareil au cœur. Il me berce, me tient
chaud, m'occupe. Regret de vous comme une petite boule au creux de mon ventre,
qui est là , avec moi, perpétuel enfant en gestation. Regrets juÂmeaux de lui
et d'elle, étroitement imbriqués, si vivants en moi. Votre mort m'a rendue Ã
jamais enceinte de vous. Vous m'habitez. Je vous aime. J'en suis là . Et à constater
où j'en suis, le chemin à parcourir pour enfin pouvoir parler d'eux sans pleurer,
vingt ans me semblent un délai bien court...
"
|
|