Première et dernière lettre à ma mère ( Anny DUPEREY, extrait de "Le Voile Noir"
Posté par ressources-formation, le Jeudi 05 septembre 2002 @ 20:48:05
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ressources-formation écrit
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Maman, Je te demande pardon. Je t'ai ignorée. Je ne te connaissais pas et pour un peu je t'aurais reniée, car je ne me trouvais aucune ressemblance avec toi. Pardon. Je sais ton histoire, maintenant.
Un pas m'a suffi pour cela. Un seul pas vers le passé et ceux
de ta famille que je n'avais pas revus depuis trente ans. Tout au fond de moi
sans doute je la savais - on voit tout, on comprend tout à neuf ans -, mais
je n'en voulais pas, je l'ai rejetée derrière mon voile noir. Ton histoire, ta petite histoire qui s'est si mal terminée
est pareille à celle de tant de femmes - qu'il est court, n'est-ce pas, le temps
de tous les chemins ouverts devant soi, de la force à revendre et des rêves
plein la tête, à vingt ans, avant que l'amour, la nature et le poids de la famille
ne vous dictent un rôle écrit d'avance... Et le joyeux amant, rencontré au travail, sur le même terÂrain,
avec qui l'on marchait du même libre pas, continue son chemin, léger, tandis
qu'un enfant, déjà , t'alourdit et t'entrave. Il s'épanouit, va de l'avant, tandis
que le clan te tire en arrière. Ça va bien, un temps. Puis quelques années encore et l'on quitte le travail,
on reste à la maison, on ne suit plus. On se referme sur ses rêves trahis, on
grossit un peu, on s'enlise dans le tricot... Et lui, lui avec son art, sa liberté et sa force, commence à avoir du succès.
Il va. Et voilà qu'un deuxième enfant arrive et tout se précipite. Il faut quitter
la lionne, ma grand-mère, qui savait si bien, sans doute trop bien s'attacher
ses hiles, et partir de la chaude tanière trop exigüe avec le poids des deux
enfants, la vie domestique à assumer toute seule, dans une maison qu'il avait
choisie, lui, et que tu n'aimais pas... Tu n'aimais pas cette maison trop neuve, trop vide. J'ai la réponse. La source du hiatus, de l'erreur fatale. Le virage vers la catastrophe. Et dans cette maison, tu sombrais... Et voilà pulvérisée l'image fausse cultivée depuis mes neuf
ans d'une mère épanouie, forte et gaie. Un mirage de mère que je voulais idylliquement
heureuse. On ne m'a rien appris. On m'a simplement confirmé ce que j'avais commencé à deviner,
ou plutôt ce que j 'acceptais enfin de voir, en regarÂdant tes yeux sur les
photos de mon père. Tes yeux pareils aux miens quand je ne les cache pas. Je
pouvais toujours te chercher ailleurs qu'en moi-même... Je te demande pardon. Tu es bien ma mère. Après t'avoir enfin reconnue, pourrai-je commencer à t'aimer
telle que tu étais, trente-cinq ans après ta mort ? Mais puisqu'il a fallu savoir et que maintenant je sais que
tu n'arrivais pas à être heureuse, petite fille, toi aussi, qui n'avais pas
su grandir, que tu étais derrière ton sourire tremÂblante et douloureuse, incertaine,
silencieuse, dépressive, comme on dit maintenant, atteinte de cette mortelle
méÂlancolie qui largue les amarres malgré tout, malgré les enÂfants, malgré
le compagnon, maintenant que je sais tout cela je ne peux m'empêcher de penser
que c'est peut-être toi, c'est sans doute toi qui négligeas le danger, qui ne
rappelas pas le plombier, qui le laissas passer tous les jours devant la maison
sans l'arrêter, cette maison où tu t'ennuyais, selon tes propres paroles, « Ã
mourir »… Je ne peux m'empêcher de deviner, de savoir - et je le sus
sans doute toujours tout au fond de moi, c'est pourquoi je t'ai fuie - que tu
as laissé ouverte la brèche à l'accident, au soulagement, au dénouement, que
c'est toi, frileuse comme toutes les mélancoliques, aussi frileuse que moi dès
qu'apÂproche l'hiver, qui insistas pour fermer la fenêtre de la salle de bains
ce matin-là . Je le sais
maintenant. C'est trop tard, je le sais. Lui n'avait
jamais froid. En témoignent toutes ces photos d'aubes glacées dans lesquelles
il s'ébrouait avec plaisir. Et je ne peux
plus ignorer, sachant tout cela, que l'ayant vu tomber et t'étant traînée vers
la porte, cette porte qui pouÂvait laisser entrer l'air et la vie - la vie qui
allait reprendre, si lourde pour toi - que sur le point de l'ouvrir tu préféras,
par lassitude, ne pas faire l'effort, laisser retomber ta main, laisÂser faire
et dormir, dormir... Je sais tout
cela, maintenant. Je ne peux
pas ne pas le savoir puisque tu étais si collée à cette porte que j'ai dû pousser
de toutes mes forces, faire glisser ta jambe sur le carrelage pour l'ouvrir
enfin. C'était un
accident. Bien sûr, c'était un accident... Je ne vais
pas jusqu'à dire que tu en as fait une répétition, comme je l'ai fait, moi,
l'année de mes treize ans, avant de me laisser glisser sous une voiture. Non. Mais tout
était en place, dans ta tête et dans cette maiÂson, tout s'ordonnait pour que
l'accident arrive. Et il est
arrivé. Et tu as laissé
faire. Et moi aussi,
j'ai laissé faire... Oh! ma mère,
ma pauvre mère peureuse et lasse, ma petite soeur d'angoisse. Ma complice ? Si tu es lÃ
en moi, si c'est bien toi que je reconnais à cerÂtaines heures tout au fond
de moi, à certaines minutes où je ressentis une indifférence mortelle à glisser
hors la vie, si tu m'as vraiment aimée avant de lâcher prise, d'abandonner,
fais-toi légère à moi, je t'en prie. Ne m'alourdis pas. Rends-moi plus forte,
plus courageuse que tu ne l'as été. Ne pèse pas
trop en moi. Et si un jour par malheur je suivais ton chemin, que se présente à moi la tentation
de laisser faire, d'abandonner, et que j'aie un instant, une seconde, le choix,
une porte à ouvrir pour me sauver, un geste à faire pour m'accrocher à la vie,
s'il te plaît aide-moi alors à ne pas laisser retomber ma main. Tu me dois bien cela.
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